VI
« Aye, z’avez de la chance, chérie. La marée vient de se retirer. »
Elburt indiqua les bancs de sable menant à la chaussée et à la montagne de rocher au-delà.
L’île Ointe était une forteresse noire sur un ciel presque noir. De minuscules points de lumière jaune scintillaient dans sa masse charbonneuse. Plusieurs s’éteignirent sous les yeux de Tessa. Il n’était pas tard – début de soirée, pour autant qu’elle puisse en juger –, mais il faisait très sombre. Le vent lui sifflait aux oreilles, rappelant ses acouphènes et lui donnant mal aux tempes. Réfléchir clairement n’était pas facile. Épuisée, elle avait besoin de toute son énergie pour se tenir droite en selle. Elle n’avait qu’une envie, dormir.
Port-Glas s’étendait juste devant eux. Ils s’étaient approchés de la ville par une large plage de sable humide. Dans l’obscurité, Tessa n’en distinguait pas grand-chose à l’exception de la ligne irrégulière de ses toits, des rares bouffées de fumée qui s’échappaient des cheminées et de la pluie qui brillait sur les marquises et les portes vernies. Ma’ame Wicks avait insisté pour qu’ils passent devant la chaussée avant de pénétrer en ville. Laisser Tessa chevaucher seule dans la nuit jusqu’à l’île ne lui disait rien de bon, et sans doute avait-elle espéré que la marée serait haute.
« La mer ne remontera pas avant minuit, chérie », poursuivit Elburt. Pour une raison inconnue de Tessa, il avait ôté son bonnet en approchant de la chaussée et s’en servait maintenant pour lui indiquer le chemin. « N’aurez qu’à vous diriger droit vers les rochers. J’vous conseille de rester au milieu, là où l’sable est le plus sec. »
Tessa hocha la tête. La distance jusqu’à l’île était difficile à juger. Le sable semblait s’étirer devant elle à perte de vue. Loin à l’horizon, une ligne d’écume indiquait la limite de la marée basse.
« C’est folie que d’emprunter la chaussée à la nuit tombée. Pure folie, protesta ma’ame Wicks en frémissant de tout son corps. Venez donc en ville avec nous, Tessa. Offrez-vous une bonne nuit de repos, un solide petit déjeuner de voyageuse, et laissez un peu sécher cette couverture trempée qui vous sert de manteau. Du velours, en vérité ! Quel genre d’étoffe est-ce là pour sortir sous la pluie ?
— Impossible de m’attarder en ville. Il faut que je me rende à l’abbaye dès ce soir. » Tessa enfonça ses talons dans les flancs de sa monture, faisant tourner l’animal. L’offre de ma’ame Wicks était tentante, mais elle savait qu’elle devait continuer. C’était son devoir désormais. Deveric l’avait choisie dans ses motifs, l’avait invoquée elle par sa sorcellerie. Des gens étaient morts, beaucoup d’autres allaient mourir et, quoique ne sachant pas si elle avait le pouvoir de l’empêcher, elle devait au moins essayer.
« Je dois vous laisser. » Le regard de Tessa embrassa l’ensemble de son petit groupe avant de s’arrêter sur ma’ame Wicks. « Merci pour tout. » Elle éperonna sa jument, lui rendit les rênes et s’engagea au trot sur la chaussée.
La voix d’Elburt s’éleva derrière elle : « Z’êtes sûre d’obtenir un lit et un r’pas pour la nuit. Les saints pères ouvrent toujours leur porte aux voyageurs. »
Puis celle de ma’ame Wicks : « Prenez bien garde à vous, Tessa. Ne vous laissez pas abuser par leurs longues robes, leurs crânes chauves et leurs livres de prières : les hommes restent toujours des hommes. »
La jument de Tessa avançait sans qu’il soit besoin de l’encourager. C’était une bonne bête, douce, affectueuse, apparemment indifférente à la pluie et au vent. « Tu dois être fatiguée, toi aussi, murmura Tessa en lui flattant l’encolure. Fatiguée, affamée et tout endolorie. »
La mer avait beau s’être retirée très loin, elle recevait des embruns en pleine figure. Soufflés par les bourrasques, ils lui piquaient les yeux, l’intérieur du nez, et lui laissaient un goût âcre et salé dans la bouche.
Devant elle, les lignes de l’abbaye et de l’île émergèrent de l’obscurité artificielle de la tempête. Deux tours se dressaient au-dessus d’un squelette de pierre noire, à l’assaut des nuages de plomb. D’autres bâtiments s’échelonnaient autour comme pour les protéger, les renforcer, avant de finir par les abandonner seules sous un ciel incertain. De la lumière brillait par des meurtrières dans le bas des murs. Des vaguelettes venaient se briser au pied des rochers, ainsi que de part et d’autre de la chaussée.
Le vent tourna momentanément et porta à Tessa des relents venus de l’abbaye – une odeur de vieilles choses remontées de la mer avec la vase. Percevant un bruit, elle tendit l’oreille mais le son mourut avant qu’elle puisse l’identifier. On aurait dit un chœur de voix. Tessa avala sa salive. Une fois de plus, elle se prit à regretter de ne pas se trouver dans la cuisine de la mère Emith, assise au coin du feu, au chaud et en sécurité.
Des blocs de pierre et des galets commencèrent à joncher la chaussée à mesure que Tessa se rapprochait de l’île. Des coquillages s’écrasaient sous les sabots de sa jument, et des filets d’algues s’enroulaient autour de ses paturons. Des choses mortes pourrissaient sur le sable. Des méduses crevaient ; oubliées par la marée, elles frémissaient à chaque saute de vent. La monture de Tessa les contournait d’elle-même.
Puis, soudainement, elle fut arrivée. L’île Ointe ! La seconde d’avant elle semblait encore inaccessible, lointaine comme un château de conte de fées, et voilà qu’elle dressait une barricade entre Tessa et la nuit. Jaillissant de la roche comme les racines d’un grand arbre, les murs de l’abbaye lui bloquaient complètement la vue. Massifs, bombés, ils étaient disposés selon un motif qui échappait à Tessa. Avisant un sentier sinueux entre les rochers et les blocs de pierre friable, elle guida sa monture dans sa direction, heureuse de se retrouver sur la terre ferme. Un peu plus loin devant, elle aperçut une poterne dans un renfoncement du mur.
Le vent parut forcir tandis qu’elle s’engageait sur le sentier. Il rebondissait d’une paroi à l’autre, soufflant de toutes les directions. Tessa en avait mal aux oreilles sous l’effet de la pression et du vacarme.
La porte était deux fois plus haute que Tessa, et les ferrures qui la maintenaient sur ses gonds aussi grosses que la tête de sa jument. Le vernis, pour peu qu’il y en ait jamais eu, avait été soufflé par le vent depuis longtemps. Faute de trouver un marteau, Tessa tira la dague de Ravis à sa ceinture et frappa sèchement sur le bois avec le pommeau. Le son lui plut ; il était clair, portait loin et la changeait du ronflement du vent. En attendant qu’on lui réponde, elle descendit de sa monture.
La porte s’ouvrit à la volée alors qu’elle massait sa cuisse prise d’une crampe. Tessa se redressa en retenant son souffle. Un homme jeune se campa sur le seuil. Il portait une robe de lin écru et tenait une chandelle allumée à la main. « Bienvenue, dit-il. Entrez donc, venez vous abriter de la tempête. »
Tessa respira. Elle ne s’attendait pas à être accueillie par un homme jeune. Le fait que ma’ame Wicks parle sans arrêt des saints pères lui avait donné à penser que tous les habitants de l’île étaient vieux ou vieillissants. « Laissez-moi prendre votre cheval. »
Tessa lui remit les rênes avec un hochement de tête. Elle prit subitement conscience qu’elle était trempée comme une soupe. Écartant une mèche de cheveux mouillés qui lui tombait dans les yeux, elle demanda : « Le frère Avaccus vit-il toujours ici ? » Le jeune homme mena la jument à travers la poterne et dans la cour au-delà. Il ne répondit rien. Croyant qu’il n’avait pas entendu la question, Tessa la répéta. « Le frère Avaccus n’est plus parmi nous, mon enfant. » Sursautant, Tessa pivota pour voir un deuxième homme émerger des ombres de la poterne. Rasé de près, les cheveux blancs, il paraissait vieux sans être chétif.
« Navré de vous avoir fait peur, mon enfant, s’excusa-t-il en s’avançant pour lui prendre le bras. Je suis le père Issasis, l’abbé. Suivez-moi, nous allons vous dénicher quelque chose de chaud à manger. »
Tessa se laissa entraîner sous la poterne. L’abbé dégageait une odeur étrange – non pas déplaisante, mais sur laquelle elle était incapable de mettre un nom. Sa main était ferme sur son bras.
« Où est le frère Avaccus aujourd’hui ? » voulut savoir Tessa. L’abbé inspira profondément. « Hélas, mon enfant, nous disparaissons tous un jour ou l’autre. »
Le jeune homme qui tenait la chandelle en moucha la flamme entre deux doigts. Tessa entendit la mèche grésiller.
« Par ici, venez. » L’abbé l’entraîna loin du jeune homme et du portail.
Tessa se dégagea. « Et ma jument, mes sacoches ?
– Frère Erilan va s’occuper de votre monture, mon enfant, quant à vos sacoches, vous pouvez les prendre avec vous si vous le souhaitez. » Embarrassée, Tessa secoua la tête. Les seules choses qu’elle avait dans ses sacoches étaient un quignon de pain et un peu d’avoine pour sa jument. Sa dague pendait à sa ceinture et elle avait glissé sa bourse dans son corsage.
L’abbé la conduisit à travers la cour obscure jusqu’à une galerie couverte de l’autre côté. L’écho d’un chant à plusieurs voix les accompagna.
« Notre chorale, expliqua l’abbé. Une prière afin de remercier Dieu pour ses bontés du jour et solliciter sa protection pour la nuit. » En disant cela, l’abbé tira Tessa par le bras en direction d’une porte. « Venez, il faut nous hâter si nous voulons vous faire manger et vous trouver une cellule avant la huitième heure.
— La huitième heure ? » Subitement, le contact de l’abbé lui déplut et Tessa se dégagea. Elle trouvait étrange qu’un personnage aussi important se déplace pour accueillir les visiteurs au portail.
L’abbé fit d’abord mine de la retenir, avant d’y renoncer abruptement. « Au huitième coup de cloche, les dernières lumières s’éteignent et personne n’a plus le droit de manger, de parler fort ni de sortir de sa cellule. »
Une porte s’ouvrit devant eux, refermée dans leur dos par une silhouette indistincte qui s’éclipsa aussitôt après leur entrée. Ils enfilèrent un long couloir bordé de portes nombreuses. Enfin à l’abri du vent, Tessa poussa un soupir de soulagement. Elle croyait que le mugissement qui sifflait à ses oreilles prendrait fin, mais non ; il continua à résonner, pareil à une sirène entendue de très loin.
Tessa frissonna. Il faisait plus froid à l’intérieur de l’abbaye que dans la cour. Le sol qu’elle foulait se composait d’une mosaïque complexe de carreaux pas plus gros que l’ongle du pouce. Usés et patinés par les siècles, les motifs s’étalaient dans toutes les directions, suivant chaque détour du couloir. Tessa en reconnut plusieurs d’après les enluminures de Deveric.
Les chants résonnaient beaucoup plus fort désormais. Tessa ne comprenait pas les paroles mais, au ton de ces voix d’hommes, elle trouvait difficile à croire qu’ils soient en train de remercier Dieu. Elle envisagea brièvement de faire demi-tour, de retourner au portail, de réclamer son cheval et de reprendre la chaussée pour regagner la ville. Après avoir grommelé à propos des dangers qu’il y avait à voyager seule pour une femme, ma’ame Wicks l’aurait accueillie avec joie. Mais Tessa se sentait trop lasse pour affronter de nouveau le vent, le sable humide et une demi-heure de plus à passer en selle. Par ailleurs, elle n’était pas certaine de croire l’abbé en ce qui concernait le frère Avaccus. Emith avait paru convaincu qu’il serait toujours en vie.
« Quand donc a disparu le frère Avaccus ? » s’enquit Tessa tandis que l’abbé la faisait entrer dans une vaste salle au plafond haut. La pièce était coupée en deux par une immense table de réfectoire, portant des chandeliers et de la vaisselle en étain. Deux rangées de chaises s’alignaient soigneusement de chaque côté. Quelques hommes vêtus de la même robe de lin écru que l’abbé terminaient de manger. Écuelles et gobelets s’empilaient dans de grandes bassines en bois, avant d’être emportés par une petite porte dans le mur opposé.
Ignorant sa question, l’abbé s’approcha du frère le plus proche, lui glissa un mot à l’oreille et lui toucha légèrement le bras avec un petit signe en direction de la porte. L’homme s’éclipsa dans les ténèbres.
« Je vous ai demandé quand le frère Avaccus avait disparu ? » Tessa fut la première surprise de la force de sa voix.
« Mon enfant, vous êtes fatiguée et trempée jusqu’aux os. Asseyez-vous donc un moment pendant que frère Llathro va vous chercher un peu de pain et de soupe en cuisine. » L’abbé lui tira une chaise. « Allons. »
L’offre était tentante, et son corps entier lui faisait mal, mais Tessa ne fit pas un geste en direction de la chaise.
L’abbé haussa les épaules. « Fort bien, mon enfant. » Il repoussa le siège sous la table. « Le frère Avaccus est mort voilà cinq jours. Il était très cher au cœur de tous les habitants de l’île Ointe, et je vous saurais gré d’éviter désormais de mentionner son nom. » Sa voix se durcit. « Il m’est pénible de l’entendre prononcé aussi durement. »
Tessa baissa les yeux par terre. Elle sentit ses joues s’empourprer. Si l’abbé disait vrai, Emith avait raison de croire le frère Avaccus encore en vie ; l’homme était mort plus tard, alors qu’elle se trouvait en mer. « Frère Llathro, conduisez cette jeune femme à une cellule. » Levant la tête, Tessa vit que l’homme dépêché en cuisine quelques minutes plus tôt par l’abbé était revenu avec un plateau portant une écuelle, une cruche, un morceau de pain et une mince portion de fromage. Il s’approcha de l’abbé et s’adressa à lui si doucement que Tessa n’entendit pas ce qu’il disait.
« Non, frère Llathro, répondit l’abbé. Emportez cette nourriture en cellule avec notre visiteuse. » Il se tourna vers Tessa.
« Nous laisserons à sa conscience le soin de décider si elle veut respecter ou non les conventions de la huitième heure. »
Tessa rougit. L’abbé avait le don de la mettre dans la peau d’une enfant désobéissante.
« Par ici, ma sœur. » Le frère Llathro la précéda vers la porte. Son ombre était froide en passant sur le visage de Tessa.
« Vous serez réveillée à la première heure, dit l’abbé à Tessa qui s’éloignait, et reconduite au portail. Malheureusement, nous ne pouvons autoriser les visiteurs à séjourner chez nous plus d’une nuit. » Il lui sourit sèchement. « Dormez bien, ma sœur. »
Sans répondre, Tessa se contenta de suivre le frère Llathro à travers un dédale de couloirs incurvés. Des arches de pierre s’arc-boutaient contre les murs pour supporter le poids des étages supérieurs. On voyait des motifs partout : dans la maçonnerie, la charpente, sur chaque marche... Quelques dalles disjointes grinçaient sous les bottes de Tessa. Les chants s’étaient interrompus, et l’on n’entendait plus que le bruit de leurs pas ainsi que le fracas lointain du ressac. Le sifflement dans les oreilles de Tessa se réduisit à un léger bourdonnement.
« Et voilà, ma sœur, annonça le frère Llathro en s’arrêtant devant une porte tout au bout d’un long couloir reculé. Ce sera votre cellule pour cette nuit. » Il poussa la porte et entra. Tessa le suivit. Avec la flamme de la bougie sur le plateau, il alluma une deuxième bougie, attendit que la cire commence à fondre puis la fixa bien droite sur le sol dans une flaque de sa propre cire.
La cellule, minuscule et glaciale, était traversée par un courant d’air. Les volets qui obstruaient l’unique fenêtre tremblaient sous le vent. Visiblement, la tempête se rapprochait.
« Bonne nuit, ma sœur. »
Tessa se retourna juste à temps pour voir le frère Llathro tirer la porte derrière lui en repartant. Il avait déposé son plateau par terre à côté de la bougie. La soupe se ridait dans l’écuelle à chaque rafale de vent. Tessa prit une grande respiration et se massa les tempes. Elle était trop épuisée pour réfléchir. Demain ; elle déciderait quoi faire demain.
La cellule ne contenait qu’une paillasse recouverte d’une couverture, sur laquelle Tessa se laissa tomber avant de dégrafer son manteau et de dénouer ses cheveux. Approchant le plateau vers elle, elle arracha un morceau de pain au quignon. Elle eut du mal à l’avaler tant elle avait la bouche sèche, et n’en mangea pas davantage. Alors qu’elle portait l’écuelle de soupe à ses lèvres, une cloche se mit à sonner.
Huit coups sonnèrent : de longues notes caverneuses qui résonnaient longuement dans l’air. La huitième heure.
Personne n’a plus le droit de manger, de parler fort ni de sortir de sa cellule.
Tessa reposa son écuelle. Elle ne voulait pas tenter le sort.
Couchée sur sa paillasse, elle remonta la couverture jusqu’à son menton.
Des motifs. Elle apercevait des motifs gravés dans les poutres et le plâtre du plafond. Trop fatiguée pour chercher à en distinguer les détails, elle ferma les yeux et commença à s’endormir. Vaguement, dans un coin de son esprit, elle se souvint de l’abbé en train de lui dire qu’à la huitième heure les dernières lumières devaient s’éteindre. Mais sa chandelle continuait à brûler, et avant qu’elle ne puisse prendre la décision de la souffler, elle s’enfonça dans un sommeil sombre et sans rêve.
Izgard allongea la main pour effleurer l’ombre du scribe. La toile de tente était rugueuse et maculée de boue séchée, pourtant la sensation lui plut. La seule part de l’ombre à bouger était celle projetée par le bras droit du scribe. Ederius se trouvait à l’intérieur de sa tente, en train d’apporter la touche finale à un motif inspiré de la Ronce. Izgard avait envie d’entrer, de s’asseoir discrètement et de regarder travailler le vieux scribe – comme il avait l’habitude de le faire avant de devenir roi.
Avec un profond soupir, Izgard s’arracha à la tente et partit à travers le campement. Il ne pouvait pas courir le risque de déranger Ederius ce soir-là. L’enluminure qu’il exécutait était déjà suffisamment importante, et ce n’était rien comparé à la difficulté de celle qu’il entreprendrait avant l’aurore.
Un calme inhabituel régnait sur le campement. Les hommes étaient regroupés autour des feux de bivouac, feignant ou attendant de s’endormir. Aucun ne chantait, n’affûtait sa lame sur une pierre ou n’allait remplir sa coupe au tonnelet. Ils n’éprouvaient aucun besoin de se livrer à des préparatifs de dernière minute, et la camaraderie d’un chant ne les tentait pas. L’armée de Garizon était prête pour la guerre.
Demain à l’aube, la première grande bataille serait livrée. Les forces du sire de Rhaize affronteraient celles de Garizon au sud de la colline. Izgard avait choisi l’heure et l’endroit et sentait dans son cœur, son foie, ses os, que la victoire serait bientôt sienne.
Il n’avait besoin que d’une bataille. Une bataille sanglante, décisive, afin de lui offrir la victoire.
Les braves chevaliers de Rhaize s’avanceraient avec arrogance dans le piège fatal de la vallée. L’armée de Garizon les encerclerait comme la Ronce d’or elle-même : elle les grifferait, les transpercerait, en jetant des ombres rougies de sang. Sandor serait trop fier pour battre en retraite. Son orgueil ne lui permettait d’envisager qu’une seule issue à la bataille, et sa mémoire ne remontait pas plus loin que le mont Credo. Il ne savait pas de quoi les rois guerriers de Garizon étaient capables. On le lui avait dit, mais il ne le savait pas vraiment.
Demain, il recevrait une leçon sur les dangers de l’oubli : lui, son armée ainsi que le pays pour lequel ils se battaient. Cinquante ans plus tôt les chevaliers de Rhaize avaient brûlé Veizach jusqu’aux fondations, et bien qu’un incendie fasse couler peu de sang, ils n’en avaient pas moins une dette de sang envers le Garizon. La Ronce d’or avait disparu loin de la vue et des préoccupations des hommes et attendu cinquante ans celui qui viendrait la revendiquer. Pendant un demi-siècle elle avait patienté dans l’ombre, tel un assassin, au fond de la cellule la plus profonde de Sirabayus. Les sœurs avaient hâte qu’on les en débarrasse. Elles affirmaient que la Ronce les privait de toute sérénité, qu’elle empoisonnait chacun de leurs rêves.
Parvenu à un embranchement du chemin de terre, Izgard envisagea de parcourir le périmètre du camp, d’entendre les éclaireurs de retour du campement ennemi et de s’assurer que tout se déroulait selon ses plans. Mais il décida de n’en rien faire et reprit le chemin de sa tente. Ses troupes n’avaient pas besoin de précautions de dernière minute ; en tant que chef, il leur témoignerait la même confiance.
Tout était prêt. Le piège était tendu. Izgard avait sélectionné personnellement les harras destinés à s’oublier dans les motifs de la Ronce. Ils étaient un millier ; un vingtième des troupes rassemblées autour des feux, qui se changerait à l’aube en une horde implacable par la magie d’Ederius et de ses motifs.
Un cri animal transperça le silence du camp : un hululement déchirant, qui s’enfonçait dans la nuit comme des fragments d’os à travers les chairs. Il aurait dû s’y accoutumer, depuis le temps, mais Izgard ne put s’empêcher de tressaillir. Cela voulait dire qu’un autre harrar allait devoir être abattu.
La Ronce d’or exigeait un tribut en échange de ses services. Le tiers des harras qu’il avait lancés dans la vallée des Pierres brisées contre Ravis de Burano et Camron de Thorn étaient morts désormais. Il avait fallu les massacrer pour le bien du campement. Une fois l’enluminure achevée, alors que l’encre avait séché depuis longtemps, certains restaient pris dans les motifs de la Ronce. Leur frénésie sanguinaire ne les quittait plus. Leurs traits passaient constamment de l’homme au fauve. Leurs os croissaient, leur appétit s’aiguisait, leurs griffes s’incurvaient et poussaient dans la chair. Les médecins préféraient ne pas s’étendre sur ce qui causait de telles souffrances aux harras mais Izgard n’avait qu’à regarder leurs mâchoires et leurs ongles pour le deviner.
Ils avaient ouvert la première victime : sa troisième côte s’était détachée du sternum et enfoncée dans son cœur.
On les massacrait désormais dès qu’ils manifestaient la moindre douleur. On leur infligeait une mort aussi discrète que leurs hurlements l’autorisaient, avant de faire disparaître les corps dans la nuit. Ne pouvant se permettre de laisser une peur mal dirigée se répandre parmi le camp, Izgard avait donné pour instruction à ses seigneurs de guerre d’informer les troupes que les harras étaient en butte à quelque sorcellerie maléfique du Rhaize. Les soldats n’en éprouvaient que plus d’ardeur.
En s’approchant de sa tente Izgard vit une lumière briller à l’intérieur, où l’on reconnaissait la silhouette de son épouse. Angeline était encore debout, à caresser son stupide petit chien, à parler toute seule de sa voix flûtée de petite fille. Izgard pinça les lèvres, écarta brusquement le pan de toile et pénétra sous la tente.
« Izgard. » Angeline se dressa d’un bond en le voyant entrer, faisant rouler son petit chien par terre. Une rougeur coupable gagna ses joues. Une assiette de nourriture traînait près d’elle sur un coffre. Suivant le regard d’Izgard, Angeline voulut expliquer : « Ce sont des restes. Pour Boule de Neige. »
Izgard vit son épouse avaler discrètement quelque chose. Il creusa les joues. La simplette en arrivait à manger les restes de son chien. Elle ne s’arrangeait décidément pas. Il aurait voulu ne jamais l’avoir fait venir. « Retirez-vous dans vos quartiers, et emportez cet animal avec vous. »
Angeline leva la main vers lui, et s’avança d’un pas. « Mais, Izgard...
— Laissez-moi ! »
Il n’aurait su dire qui sursauta le premier, d’Angeline ou de son chien ; mais tous deux reculèrent. Le petit animal se réfugia derrière les jambes de sa maîtresse, laquelle s’agenouilla pour le rassurer. Alors qu’elle grattait son chien derrière les oreilles, Izgard vit le regard de son épouse changer ; la peur y fut remplacée par autre chose.
Angeline déglutit de nouveau mais, cette fois-ci, elle n’avait plus de nourriture dans la bouche. « Gerta répète sans cesse qu’il nous faut un héritier. Et le seul moyen d’en avoir un, c’est que vous et moi... » Ses paroles moururent tandis qu’elle se concentrait subitement sur un brin de paille pris dans la fourrure de son chien.
Izgard n’était pas d’humeur à lui donner satisfaction. Son esprit était entièrement tourné vers la guerre. Tout se déroulait comme prévu. Il avait encore une nuit à patienter, et savait qu’il ne dormirait pas. Une victoire décisive demain lui ouvrirait grand la route de Bay’Zell. Oh, le sire et ce qui subsisterait de son armée finiraient par se regrouper et l’attaquer de nouveau, mais la nouvelle se répandrait, réveillant de vieux souvenirs, et la peur s’installerait dans les cœurs. Tous les chevaliers de Rhaize qui auraient survécu à la bataille auraient une histoire abominable à colporter : bris d’os, éclatement des chairs, harras déferlant en vagues noires... Les langues alourdies par la peur parleraient des démons, et la crainte de la mort ferait briller les yeux injectés de sang. « Izgard est le diable incarné », dirait-on, « et ses harras sont davantage des monstres que des hommes. »
La terreur accomplirait la moitié du travail à sa place. Beaucoup dans l’armée de Rhaize préféreraient déserter plutôt que d’affronter de telles forces surnaturelles. Ceux qui resteraient seraient tétanisés.
« Allons, mon époux, laissez-moi prendre votre manteau. »
Izgard fut aussitôt ramené à l’instant présent. Angeline ! Il avait oublié sa présence. Prenant son manque de réponse pour un assentiment, elle s’approcha pour lui dégrafer son manteau. Il l’arrêta d’un geste.
« Je vous ai demandé de me laisser. N’entendez-vous plus ce que je dis ? »
Angeline se figea, le bras suspendu en l’air. Ses yeux bleus le fixaient avec une indignation hésitante de petite fille. Son chien se recula encore.
Redressant le menton, Angeline répliqua : « Je vous entends fort bien. Je ne suis plus une enfant. C’est votre attitude qui est incompréhensible. Vous m’avez fait venir ici pour engendrer un héritier, et voilà que vous m’ignorez complètement. Comment suis-je supposée tomber enceinte si vous ne m’acceptez plus dans votre lit ? »
Un muscle se mit à palpiter dans le cou d’Izgard. Comment osait-elle lui parler sur ce ton ? Sa grosse suivante paresseuse avait une mauvaise influence sur elle. « Savez-vous ce que représente demain ? dit-il, en lui attrapant le poignet et en le lui tordant. Le savez-vous ?
— Je... je... »
Le pouce d’Izgard s’enfonçait entre ses tendons. Elle avait le poignet si mince qu’il sentait le bout de ses doigts de l’autre côté. « Demain aura lieu la première bataille livrée par le Garizon depuis le mont Credo. Le mont Credo. Vingt mille de nos fils ont péri là-bas – leurs corps gelés sont restés sur la montagne jusqu’au dégel, avant d’encombrer le Veize pendant deux saisons. »
En disant cela, Izgard se représentait les scènes de carnage et de pourriture : les maîtres de Veizach les avaient toutes dépeintes. Inventant de nouvelles couleurs au fur et à mesure, ils avaient détaillé les mille nuances subtiles de la chair en décomposition et de l’os brisé. Le pouls d’Izgard s’accéléra. De la salive s’accumula sous sa langue. Sous les images, pareille à des initiales gravées dans le tronc d’un vieil arbre, se devinait l’ombre de la Ronce d’or.
Angeline se débattit. Elle avait peur désormais.
« Non », murmura Izgard, excité par les visions qui lui traversaient l’esprit. Le poignet d’Angeline était moite sous ses doigts. Moite et chaud en tremblant. « Vous vouliez rester ; eh bien, vous resterez. »
Enfonçant les doigts entre le tendon et l’os, Izgard tordit le bras d’Angeline en direction de son corps. La malheureuse fut contrainte de baisser les épaules et de reculer. La tension sur son avant-bras était suffisante pour lui briser les os si elle tentait de lutter. Son chien hurla puis se cacha dans l’ombre derrière sa maîtresse.
« Ainsi, vous souhaitiez partager ma couche ? siffla Izgard. À la veille de la bataille ? Avant que j’envoie les fils de Garizon à la mort ? »
Angeline secoua la tête. Elle avait des postillons sur la joue droite. Izgard réalisa vaguement qu’ils devaient provenir de lui.
« Je suis désolée, Izgard, pleurnicha-t-elle. Désolée. Gerta a dit...
— Gerta a dit ! Gerta a dit ! » À chaque mot, Izgard appuyait un peu plus le bras d’Angeline contre son corps. Elle avait le dos presque plié en deux. « Voulez-vous savoir ce que je dis, moi ? Je dis que cette femme sera partie au matin. Partie. Faites-la venir de suite. »
Angeline se mordit la lèvre. Bien que son visage ne soit qu’à une paume du sien, elle ne voulait pas le regarder en face.
« Appelez-la. »
Angeline secoua la tête. « Je suis navrée, Izgard. Ce n'est pas la faute de Gerta, c’est la mienne. Je me sens tellement... seule. »
Elle mentait. Ses joues brûlaient au point qu’Izgard voyaient ses propres postillons s’évaporer dessus ; et sous ses doigts, son pouls battait à tout rompre pour envoyer le sang jusque dans sa main. Elle avait un cœur vigoureux, cette femme enfant qu’il avait épousée. « Appelez Gerta », murmura-t-il d’une voix chargée du poids de ses visions. Il voyait un os s’enfoncer dans un cœur palpitant, sentait le sol gronder en accord avec le pouls d’Angeline tandis qu’une armée chargeait contre lui, lames au clair. Le lendemain lui semblait soudainement trop loin. Il avait besoin de voir le sang de ses ennemis. Maintenant.
« Gerta », lança Angeline sans conviction. Ses yeux étaient rougis de larmes.
« Appelez encore. Plus fort. » À ses propres oreilles, sa voix paraissait calme ; mais Angeline dut y percevoir autre chose, car elle s’exécuta aussitôt. Avec une voix à secouer un équipage en pleine tempête.
Devant les joues roses et gonflées d’Angeline, devant la cambrure inconfortable de son dos, Izgard n’éprouvait que du mépris. Elle n’était plus qu’une chose de plus à briser. À l’instar du Rhaize. Il la ramollirait par la peur et lui ôterait toute envie de se battre avant même le déclenchement de la bataille.
« Ma dame. Sire. » Gerta la servante écarta les pans de la tente avec ses mains compétentes. Trop grosse et dépourvue de grâce pour accomplir une révérence, elle s’inclina en entrant comme si le plafond de la tente était trop bas pour elle. Son regard ne trahit aucune surprise en découvrant la scène qui l’attendait et, après un rapide coup d’œil en direction d’Angeline, elle affronta le regard d’Izgard avec une expression neutre. « Avez-vous besoin de moi, sire ? »
Izgard, qui s’attendait à la choquer, fut encore plus en colère devant son absence de réaction. Elle cherchait à le priver de la crainte qu’on lui devait ! « Ta maîtresse n’a plus besoin de tes services. Tu vas rentrer en Garizon cette nuit même.
— Cette nuit ! s’écria Angeline. Mais... »
Izgard la réduisit au silence d’une torsion de son poignet. Angeline retint son souffle. Quelque part dans l’ombre, son chien se mit à gronder.
Gerta ne se laissa pas démonter. Sa silhouette imposante ne perdait rien de sa détermination à s’incliner profondément jusqu’à la taille. « Si vous voulez bien m’accorder quelques heures, sire, ma dame et moi seront prêtes à regagner Sern. Il nous faudra une escorte de six hommes, un chariot bâché, ainsi que... »
Lâchant le poignet de son épouse, Izgard écrasa son poing contre le menton de Gerta. Angeline hurla. La vieille servante tituba en arrière mais resta debout. Divers objets métalliques tintèrent à sa ceinture tandis qu’elle reprenait son équilibre contre un poteau.
« J’ai dit que tu rentrerais en Garizon. Pas mon épouse. Toi seule. Rassemble tes affaires. Prends un poney dans l’écurie, choisis quelqu’un pour t’escorter parmi les blessés et hâte-toi de disparaître hors de ma vue. » En disant cela, Izgard guetta la réaction d’Angeline. Le sang avait reflué de son visage, donnant l’impression que sa peau était recouverte d’une fine couche de cire en train de refroidir. Izgard aurait voulu lui effleurer la joue, sentir le sang se retirer sous ses doigts. Il n’en fit rien, cependant. D’autres pulsions l’appelaient d’une voix plus pressante.
Ramenant son attention sur Gerta, il conclut : « Fais ce que je te dis. »
Gerta hésita. Elle regarda Angeline, lui transmit un message avec les yeux puis s’inclina de nouveau devant Izgard et murmura « Aye » en omettant délibérément son titre.
Izgard vit rouge. Il vit l’ombre coagulée du sang ancien et la giclure écarlate du sang frais. Son esprit les scinda en une dizaine d’images distinctes pareilles aux facettes d’un diamant, chacune reflétant une vision de ce que c’était de remporter une guerre. Gloire, immortalité, pouvoir, respect : la victoire inspirerait tout cela. Il inspirerait tout cela.
La bave aux lèvres, Izgard regarda Gerta faire mine de se retirer de la tente. Il décela de l’insolence dans sa manière de se frotter la mâchoire en sa présence, du défi dans sa lenteur. Comment osait-elle hésiter ? Comment osait-elle lancer un regard d’avertissement à son épouse ? Comment osait-elle discuter les ordres du porteur de la Ronce ?
Izgard se jeta sur elle. Demain à l’aube, il commanderait une armée. Les fils de Garizon claqueraient des talons, impatients de servir leur pays et leur roi. Et voilà que cette femme, avec sa rudesse placide de vieille servante et ses regards qui en disaient long, le défiait délibérément sous sa propre tente, en présence de son épouse. Il ne le tolérerait pas.
Bien qu’il portât une dague à la ceinture, Izgard ne songea pas un instant à la sortir. Il avait besoin de toucher, de palper. Au moment d’empoigner les replis de graisse sous le menton de Gerta, il eut la satisfaction de sentir ses doigts glisser sur une peau trempée de sueur. Elle avait peur depuis le début, même si elle n’en avait rien montré. La servante ne manquait pas de force dans ses bras épais, et elle tenta de le repousser et de le frapper. Mais Izgard, transporté par une dizaine de visions brûlantes, percevait à peine les coups qu’elle lui portait à la poitrine. Attrapant son menton à deux mains, il lui cogna la tête contre le poteau qui l’avait soutenue quelques minutes plus tôt.
Angeline hurlait tant et plus. Son chien jaillit de l’ombre et se mit à bondir en aboyant autour des chevilles d’Izgard. Ce dernier lui allongea un coup de pied ; la pointe de sa botte le rata d’un cheveu et s’écrasa contre un coffre. Du coin de l’œil, Izgard vit Angeline prendre l’animal dans ses bras et le serrer fort. Maîtresse et chien se firent très discrets après cela.
Encore et encore, Izgard écrasa le crâne de Gerta contre le bois. La tasse en étain et la brosse accrochées à la ceinture de la servante résonnaient à chaque coup, comme une clarine. Le poteau lui-même commença à trembler. Izgard continua à y cogner la pauvre femme jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il voulait.
Enfin le sang gicla, ruisselant derrière la grosse tête de la Garizonne, le long de sa mâchoire et sur les mains de son roi. Gerta devint flasque, les bras ballants, les paupières frémissantes comme dans un sommeil profond. Un mince filet de mucus s’écoulait de son nez. Izgard sentit le sang tiède lui poisser les doigts. Il n’y en avait guère, du reste, à peine de quoi remplir quatre dés à coudre, mais cela suffit à calmer ses visions.
Elles s’évanouirent en tourbillons légers, pareilles à la fumée au-dessus d’une marmite retirée du feu. Son besoin de victoire le quitta, le laissant plus désorienté qu’un homme auquel on vient doter son bandeau sur les yeux avant de le pousser en plein soleil. Il lâcha la gorge de Gerta et la fit glisser par terre, en prenant garde de ne pas lui faire plus de mal. En baissant les yeux sur le visage défait, sanglant, de la vieille servante, Izgard fut pris d’un tremblement si violent qu’il sentit les muscles de sa poitrine se tendre pour apaiser les battements de son cœur. Il ne parvenait plus à se rappeler ce qui l’avait mis dans une telle rage.
Bien qu’il ne soit pas minuit, Ederius choisit un bleu de nuit. Et même si la mer se trouvait à une centaine de lieues au nord, il allongea ses pigments avec de l’eau salée. Il n’avait pas posé le pied sur l’île Ointe depuis trente-cinq ans, et pourtant il s’en souvenait comme si c’était hier ; et il recréa ses couleurs, ses textures et ses odeurs dans ses encres.
Aucun scribe formé sur l’île ne pouvait oublier le gris changeant de la marée montante ou le cri perçant des mouettes.
Une fois ses pigments prêts, ses pinceaux propres, son parchemin étalé et poncé avec de la craie, Ederius quitta son bureau et fit les quatre pas qui lui étaient nécessaires pour traverser sa tente. Un sablier trônait sur une table de campagne, son contenu inerte, figé sur une heure passée depuis longtemps. Attrapant un mouchoir de lin sur son coffre, Ederius ramassa le sablier et l’entortilla dans l’étoffe. Il tordit ensemble les quatre coins du mouchoir afin de s’en constituer une poignée puis, regagnant son bureau, leva le paquet bien haut et le fracassa contre le bois. Le verre se brisa. Les pots de pigments tremblèrent. Le parchemin se souleva, puis retomba.
Ederius relâcha les quatre coins du mouchoir, qui s’ouvrit en corolle. Des éclats de verre sortaient du monticule de sable, pareils à des crocs translucides.
Lentement, le scribe entreprit de retirer le verre morceau par morceau. Les principaux éclats furent faciles à récupérer mais certains n’étaient pas plus gros que les grains de sable eux-mêmes et, après un moment, il finit par renoncer. Des minutes précieuses s’écoulaient, et il devait commencer l’enluminure. Les points de repère du dessin étaient gravés dans les nœuds les plus denses de la Ronce d’or. Ederius savait qu’il aurait besoin de temps pour s’habituer à leur tracé peu familier.
Il ne pouvait plus se permettre la moindre erreur.
Lorsqu’il eut rassemblé le tissu en un paquet bien serré, Ederius le souleva sur son bureau, au-dessus des pots de pigments disposés autour du parchemin. Puis il prit son couteau et perça un trou dans 1 étoffé. Un mince filet de sable s’écoula sur les pigments. Plaçant sa main en coupe par-dessous, il filtra le sable à travers ses doigts, recueillant les derniers petits bouts de verre.
Il n’avait besoin que du sable.
Du sable jaune, pour figurer les plages qui bordaient l’île.